Alcool, débauche et prostitution aux débuts de Rouyn-Noranda

Photo 1 Bert Macdonald

Vue aérienne du village naissant de Rouyn à l’été 1926.

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Fonds Société d’histoire de Rouyn-Noranda, série donateurs divers. 08Y,P117,S2,P035.

 

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la naissance de Rouyn est plutôt sèche au niveau de la soif que l’eau ne rassasie pas. L’alcool ne coulait pas encore à flots. Au début des années 1920, le canton de Rouyn n’était encore que très peu habité. Seuls les Premières Nations et quelques prospecteurs fréquentaient les lieux. L’approvisionnement en denrées de tout genre, notamment l’alcool, était donc très difficile. Dans une entrevue, lorsqu’il raconte son premier Noël à Rouyn en 1922, Léon Dumulon confirme qu’il n’y a « pas grand-chose à boire » lors du réveillon.

 

 

Extrait d’une entrevue donnée par Léon Dumulon dans le cadre du cinquantenaire de Rouyn.

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Fonds Comité du 50e anniversaire de Rouyn-Noranda, série entrevues. 08Y,P34,S2,P135.

 

 

 

Photo 1 Bert Macdonald

L’île de « Bert » où se trouve la maison de Bert MacDonald. Il vit dans ce shack dès la première moitié des années 1920. Le premier Noël de Léon Dumulon s’est passé dans cette maisonnette solitaire.

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Fonds Xstrata Cuivre Canada. 08Y,P123,S1,P37.

 

Toutefois, dès que les découvertes de minéraux précieux d’Edmund Horne sont diffusées, d’autres prospecteurs viennent confirmer le potentiel du canton de Rouyn. La rive sud-ouest du lac Osisko se transforme rapidement en un vaste camp où les shacks émergent en bien moins de temps qu’il n’en faut à la levure pour créer l’éthanol.

Dès 1923-1924, en plus des hôteliers, des restaurateurs, des commerçants de toutes sortes, beaucoup d’hommes travaillent pour des entreprises minières qui veulent développer des gisements. Les premières années, les femmes sont plutôt minoritaires. Notons, cependant, que bon nombre d’entre elles se sont démarquées comme pionnières abitibiennes. D’autres se sont démarquées pour des raisons différentes. Yukon Jessie, parfois surnommée Klondike Jessie mais dont nous ignorons la véritable identité, était une vendeuse d’alcool. Selon les maigres sources dont nous disposons, elle pratiqua son métier dans plusieurs ruées vers l’or, notamment au Yukon, avant de se rendre à Rouyn.

 

 

Photo 2 Jessy Klondike - copie

Caricature grossière de Yukon Jessie, une trafiquante d’alcool bien connue dans le canton de Rouyn. Selon la légende, elle pratiqua son métier dans les ruées vers l’or du Yukon et du Klondike avant de s’établir momentanément à Rouyn.

Crédit : Dessin de Irwin D. Hoffman présent dans Arnold Hoffman, Free Gold : The Story of Canadian Mining. New York, Associate Book Service, 1947, p.10.

 

De l’autre côté du lac Osisko, avant que Noranda ne soit officiellement incorporée en 1926, la grande majorité des habitants sont des hommes qui vivent loin de leur famille, quand ils en ont une… Les bunkhouses où ils sont logés ne sont pas accessibles aux femmes et aux enfants. Seuls les cadres et quelques employés spécialisés, comme hoistman (responsable du treuil), ont la chance d’avoir une maison où ils peuvent loger leur famille. De plus, le travail dans les mines n’est pas fait pour les vieux. Il est donc clair qu’il y avait beaucoup d’hommes célibataires et dans la fleur de l’âge, fringants et potentiellement enclins à lever le coude. Le climat social de l’époque est donc propice aux déploiements de mauvaises habitudes.

Le curé Pelletier, le premier homme d’Église à s’établir à Rouyn, affirme que l’absence d’institutions, conjugué avec la forte présence d’hommes célibataires, faisaient du village minier naissant un endroit fréquenté par de nombreuses prostituées :

« C’était justement pour elles le climat idéal! Tous ces hommes! Et les lois d’administration qui n’existaient pas ou si peu… Ainsi en est-il dans ces villes champignons où se fait la ruée de l’or. Comme un raz de marée, ces donzelles déferlent dans la zone avant qu’on ait l’autorité pour les faire décamper. […] elles opéraient ensuite sous les ordres d’un patron appelé « Pim ». Elles ont le triste métier de soutirer le plus d’argent possible aux travailleurs succombant sous leurs charmes. »

-Albert Pelletier, J’ai vu grandir les jumelles, 1969

Cependant, l’interdiction de vendre de l’alcool, avant l’incorporation en 1926, rend la boisson relativement difficile d’accès. Ainsi, à l’époque, à l’exception des productions artisanales locales qui n’ont rien à voir avec nos microbrasseries actuelles, les seules bouteilles qui parviennent au village naissant de Rouyn sont envoyées par la poste. Dans ses mémoires, le curé Pelletier nous explique comment ça fonctionnait :

« On commandait par « malle ». Surtout après les jeûnes forcés où toutes les communications étaient fermées à l’automne et au printemps. Il fallait attendre l’ouverture de la navigation. À ce temps-là, les « soûlauds » s’empressaient vers le bureau de poste pour envoyer une commande. On faisait venir un flacon de… çi, un autre de… ça, etc., tout comme une marchandise ordinaire. »

-Albert Pelletier, J’ai vu grandir les jumelles, 1969

En entrevue dans le cadre des festivités du 50e anniversaire des villes de Rouyn et de Noranda, une pionnière nommée madame Pilon affirme que dans la deuxième moitié des années 1920, c’est bruyant le samedi soir dans les rues de Rouyn, les habitants pouvant acheter de la bière à plusieurs endroits. Dans une autre entrevue enregistrée la même année, monsieur J.O. Dubois affirme que dans son quartier, ça bouge : de ses voisins, le premier est un Italien qui vend de la boisson, la deuxième est une Française qui est « fille de sport » de profession. Madame Koivu, immigrante finlandaise, affirme pour sa part qu’à la même époque, il y a à sa connaissance dix-huit maisons privées où les propriétaires brassent de la bière pour la vendre, dont celle de son propre père.

L’un des lieux de débauche est la salle Pippen située aux coins des rues Perreault et Galipault (aujourd’hui Larivière). Cette salle, qui est des plus festive le soir, est prêtée au curé Pelletier afin qu’il donne son prêche le dimanche :

« Sur semaine, je célébrais la messe dans le camp de garde-feu, mais pour le dimanche, on m’offrit une salle de danse. Cette construction, faite de billes équarries, appartenait à un nommé Pippen; ce nom devait être probablement Pépin à l’origine. C’était un brasseur de cartes et un blind-pigger professionnel. La salle mesurait 30 pieds x 40 pieds. Elle nous était fournie gratuitement pour le dimanche, à la condition d’y faire le ménage, car la veille, on avait dansé là jusqu’aux petites heures du matin. Le mobilier fut vite installé : une large tablette servait d’autel et pour confessionnal, une chaise dans un coin dissimulée par un rideau. Dans une cour à bois, nous empruntions des madriers de bois brut que l’on posait sur des bûches; c’était nos bancs! Comme les échardes arrivaient dans les fesses, on apportait de vieux journaux pour couvrir les sièges et protéger… le siège. »

-Albert Pelletier, J’ai vu grandir les jumelles, 1969

Dans une entrevue donnée en 1976, Raoul Beauchemin, qui était propriétaire du Lake Shore Hôtel dans les années 1920, nous raconte que certains de ses pensionnaires avaient l’habitude de fabriquer une boisson avec du « Sterno » :

« Du Sterno, c’est pour faire du feu. C’est une petite boule, on met une allumette, pis ça fait du feu. On peut faire cuire un petit peu. Faire chauffer du thé ou du café. […] les gens pressaient ça dans un linge où sortait un genre de jus qui était de la robine d’alcool probablement […] et les gens étaient malades en vlimeux, croyez-en ma parole. »

Raoul Beauchemin, 1976

 

Extrait d’une entrevue donné par Raoul Beauchemin dans le cadre du cinquantenaire de Rouyn.

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Fonds Comité du 50e anniversaire de Rouyn-Noranda, série entrevues. 08Y,P34,S2,P29.

 

Photo 3 Vimy Ridge - copie

Vimy Ridge, le premier Red Light de Rouyn-Noranda. On y trouve des maisons de débauche. Félix B. Desfossés a d’ailleurs écrit un excellent article sur le sujet pour Radio-Canada. Vous pouvez en savoir plus à l’adresse suivante : http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1026809/vimy-ridge-le-premier-red-light-de-rouyn.

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Fonds Société d’histoire de Rouyn-Noranda, série donateurs divers. 08Y,P117,S2,P035.

 

 

 

Photo 4 débarcadère

Avant la construction des routes et des chemins de fer, le débarcadère du lac Rouyn (anciennement connu sous le nom de Mercier) était un endroit stratégique par lequel les gens et les marchandises devaient absolument passer. Ci-haut, cinq hommes déchargent l’inestimable marchandise afin de ravitailler la population du canton de Rouyn en bières et, accessoirement, en denrées alimentaires. Les bouteilles contenues dans les tonneaux sont emmitouflées dans de la paille pour éviter de perdre du précieux élixir.

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Fonds Société d’histoire de Rouyn-Noranda, série Albert Pelletier. 08Y,P117,S5,P349.

 

En conclusion, que ce soit pendant la ruée vers l’or californienne, celle du Klondike ou de l’Abitibi, le vice est très présent dans ces mouvements soudains de population digne des croisades. Les vertus les plus nobles ont la vie dure là où, loin des grandes villes, autant d’argent se retrouve dans les mains d’une population composée à majorité d’aventuriers esseulés, à distance raisonnable de leur passé et au futur incertain. En raison de la faible présence des institutions, de la police et de l’encadrement stricte propre aux régions développées, les bons buveurs n’ont que peu de contraintes les éloignant des doux goulots qui dévergondent, ne rassasiant que rarement les gosiers véritablement assoiffés de certains de nos pionniers.

 

Pour en savoir plus :

Lacasse-Gauthier, Annette. J’ai vu naître et grandir ces jumelles, Ottawa, Imprimerie Lebonfond, 1969, 194 p.

Robert, Leslie. Noranda, Toronto, Clarke, Irwin & Company Limited, 1956. 223 p.

Hoffman, Arnold. Free Gold: The Story of Canadian Mining, New York, Associate Book Service, 1947.