La course au chemin de fer

La course au chemin de fer dans la région de Rouyn et Noranda 

Une lutte acharnée pour le contrôle du Nord-Ouest québécois

Par Andréanne LeBrun,

doctorante en histoire et chargée de cours en éducation, Université de Sherbrooke

Ce texte est une version abrégée d’un article s’étant mérité en 2013 le premier prix du concours de rédaction pour les historiens de 35 ans et moins de la revue d’histoire du Québec Cap-aux-diamants. Il est le fruit de recherches réalisées à l’été 2010 pour la Ville de Rouyn-Noranda.

 

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La station du T&NO de Rouyn en hiver, année inconnue.

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Collection Société d’histoire de Rouyn-Noranda.

Au début des années 1920, la construction d’un chemin de fer reliant Rouyn au reste du pays est attendue avec impatience. En effet, la dépendance envers les voies navigables et aériennes pose de sérieux problèmes, surtout en hiver. Peu connue, l’histoire de l’arrivée du chemin de fer dans la région de Rouyn transcende la dimension locale pour atteindre la sphère nationale alors qu’elle se retrouve au coeur d’une lutte féroce entre l’Ontario et le Québec pour le contrôle des ressources minières du Nord-Ouest québécois.

Les premières négociations

À l’été 1923, le premier ministre québécois Louis-Alexandre Taschereau entame des pourparlers avec le Canadien Pacifique afin qu’il prolonge sa ligne d’Angliers jusqu’à la région de Rouyn. Le projet reçoit un fort appui de la population, mais Taschereau juge la compagnie ferroviaire trop gourmande. Le Canadien National (CN) est également approché, mais le projet lui semble trop risqué. Les dirigeants de la Noranda Mines se tournent alors vers le gouvernement ontarien. Ils lui promettent de construire une fonderie sur le sol de leur province s’il ordonne sur-le-champ au Temiskaming and Northern Ontario Railway (T&NO) de prolonger sa branche Nippissing Central Railway de Larder Lake à la région de Rouyn. Or, le T&NO projetait déjà d’étendre son réseau jusqu’aux villes jumelles pour ensuite atteindre les abords d’un jeune développement minier qui deviendra Val-d’Or au milieu des années 1930. Il estime que 500 tonnes par jour seront transportées de la mine à la fonderie, sans compter le tonnage des mines des environs. Cela représente des revenus annuels de 671 908 $ et des profits nets de 134 381 $. Conscient que l’industrie minière nordique jouera un rôle de premier plan dans les années à venir, le premier ministre ontarien Howard Ferguson autorise le projet du T&NO en 1924.

Lorsque le potentiel de la région minière du Nord-Ouest québécois devient une évidence et que le projet du chemin de fer de l’Ontario est rendu public, le gouvernement québécois est pris de court. Le premier ministre Taschereau désire à tout prix éviter que les richesses de la région minière soient détournées vers la province voisine. Certains craignent même une annexion du Nord-Ouest québécois à l’Ontario.

Pour sa part, le CN voit maintenant dans les richesses de Rouyn une occasion en or de renflouer ses coffres pour rembourser ses dettes. De plus, il est conscient que la Noranda Mines préfèrera faire affaire avec le T&NO s’il s’établit à Rouyn, car ses fournisseurs et ses investisseurs proviennent majoritairement de l’Ontario et des États-Unis. Le CN a donc intérêt à obtenir le monopole.

L’État québécois et le CN s’allient donc rapidement pour mettre des bâtons dans les roues du T&NO. En mars 1925, le CN annonce qu’il construira un chemin de fer reliant Rouyn à O’Brien (aujourd’hui Taschereau) d’ici Noël et que la fonderie de la Noranda Mines sera construite à Destor. Il déclare à la presse que son projet est essentiel au bien-être de la province québécoise afin de contrôler et limiter le tonnage envoyé en Ontario. La nouvelle est accueillie avec joie au Québec.

En Ontario, la présence du CN est perçue comme une menace pour le commerce avec le Nord-Ouest québécois. Dans un article du Northern Miner de juin 1925, un journaliste appelle même au boycottage économique du Québec. Pour sa part, l’Ottawa journal accuse les libéraux d’avoir lancé cette entreprise afin d’acheter l’appui électoral du Québec.

Le début des travaux

Sans perdre de temps, le premier ministre de l’Ontario demande au T&NO de mobiliser autant d’hommes et de ressources qu’il le peut afin de compléter la ligne de Larder Lake à Rouyn dans les plus brefs délais. La course est officiellement lancée.

Le gouvernement québécois et le CN sont bien conscients qu’ils ne pourront atteindre Rouyn avant le T&NO qui a une distance plus courte et un terrain moins accidenté à franchir. Taschereau utilise alors tous les moyens à sa disposition pour stopper son rival. D’un point de vue légal, le T&NO peut construire son chemin de fer jusqu’à la frontière québécoise sans problème. Passé ce point, bien qu’il possède une charte fédérale lui accordant le privilège de construire n’importe où dans le Dominion, le T&NO doit acheter le droit de passage à la province de Québec, ce qu’elle refuse de lui vendre. Devant l’obstination du gouvernement québécois, le T&NO demande au fédéral d’intervenir. Il n’obtient cependant aucune réponse du gouvernement minoritaire de Mackenzie King qui désire à tout prix éviter de prendre parti. Profitant du fait que le T&NO est bloqué à la frontière, le CN débute la construction de son chemin de fer en 1925.

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Construction du tronçon de chemin de fer reliant Taschereau à Noranda, 1926

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Collection Canadien National

Constatant l’immobilisme du fédéral, le premier ministre ontarien pose un ultimatum à Mackenzie King dans un télégramme incisif. Il met ainsi une pression énorme sur les épaules du premier ministre canadien, d’autant plus que 1925 est une année électorale. King se trouve entre l’arbre et l’écorce : sa victoire dépend du support des Québécois, mais il a également besoin du support de l’Ontario qu’il vient de confronter sur la question hydroélectrique. Il transfère donc la tâche de trancher à la Cour suprême du Canada, offrant du coup au CN une bonne longueur d’avance…

Le 10 décembre 1925, la Cour suprême déclare que le Parlement fédéral a le droit d’exercer sa juridiction sur les Terres de la Couronne en sol québécois. Le jugement ne plaît à aucune partie : le T&NO est toujours stoppé à la frontière, King se voit contraint de prendre position et Québec s’oppose à ce que le fédéral se prononce sur ses affaires internes. Insatisfait et désirant ralentir un peu plus le T&NO, le gouvernement québécois en appelle au Conseil privé de Londres, alors le plus haut tribunal d’appel pour le Canada. Le verdict, rendu le 17 mai 1926, reste le même. La crise constitutionnelle de 1926 liée à l’affaire King-Byng sert alors de prétexte à Mackenzie King pour retarder son jugement. Pendant ce temps, les coûts de transport sont énormes pour la population des villes jumelles qui a hâte que le conflit se règle pour enfin avoir droit à son chemin de fer.

Dénouement

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Le Canadien National s’implante à Rouyn en 1926

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Collection Comité du 50e anniversaire de Rouyn-Noranda,

Ce n’est que le 14 mars 1927 que le gouvernement fédéral, réélu lors des élections tenues en septembre 1926, tranche finalement en faveur du T&NO. Ce dernier craint que Québec place d’autres obstacles sur sa route, mais à sa grande surprise, on lui laisse le champ libre. La victoire a un goût amer pour le T&NO. Le délai a permis au CN de relier Rouyn à O’Brien ce qui l’empêche d’étendre sa ligne au-delà de Rouyn. Le T&NO atteint finalement Rouyn le 15 octobre 1927, soit un an après le CN.

Les nouvelles lignes ferroviaires furent un vecteur de développement économique et démographique incomparable pour les villes de Rouyn et de Noranda. Au terme du litige, les villes jumelles sont reliées à Montréal par l’embranchement Noranda-Taschereau du CN et à Toronto par le T&NO. En 1927, entre 30 et 40 wagons de marchandises et près de 80 passagers arrivent chaque jour à Noranda par la gare du CN. Cependant, malgré les efforts du gouvernement québécois, la Noranda Mines privilégie le commerce avec l’Ontario, car il revient meilleur marché de passer par la province voisine que de faire transiter les marchandises par le Québec.

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Délégation d’hommes d’affaire et de dirigeants de la Noranda Mines partant de la gare de Noranda afin de rencontrer le gouvernement québécois pour discuter des besoins de la ville, 1938

Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Collection Société d’histoire de Rouyn-Noranda

La course au chemin de fer pour la région de Rouyn est une étape importante dans l’histoire du Nord-Ouest québécois. Elle fut un enjeu majeur tant pour les villes de Rouyn et Noranda que pour les provinces ontarienne et québécoise. Voilà un moment de notre histoire qui gagne à être connu !

Pour en savoir plus :

Annette Lacasse-Gauthier. « La gare du Canadien National ». Dans Héros sans panache, tome I, Montréal, Maxime, 1999, 231 p.

Jean-Paul Michaud. « La gare de Noranda : propos de Jean Racicot ». Le Babillard, vol. 4, no 2 (décembre 2007), s.p.

Robert J Surtees. The Northern Connection : Ontario Northland Since 1902. North York, Captus Press, 1992, 332 p.