La grève des bûcherons de Rouyn-Noranda

La grève des bûcherons de Rouyn-Noranda

La célèbre grève des « Fros », qui secoue la mine Noranda en juin 1934, est bien connue. Plus de 300 mineurs, essentiellement des immigrants originaires d’Europe de l’Est, débrayent afin d’améliorer leurs difficiles conditions de travail dans les entrailles du Bouclier canadien. Bien que marquant, ce conflit de travail n’est pas le seul qui secoue l’Abitibi pendant la Grande Dépression des années 1930. En effet, les bûcherons de la Canadian International Paper Company (CIP) des alentours de Rouyn-Noranda déclenchent aussi une grève à l’automne 1933.

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Le district de Clérion est situé à 45km au sud-est de l’actuel centre-ville de Rouyn-Noranda. Ce sera à cette occasion qu’on utilisera pour une des premières fois des gaz lacrymogènes en Abitibi-Témiscamingue. Ouvertement anticommuniste, le Rouyn-Noranda Press, le principal journal anglophone des villes sœurs, s’oppose systématiquement aux organisations ouvrières. Crédit : Rouyn-Noranda Press, 14 décembre 1933, p.1

Les causes de la grève

Détérioration des conditions dans les chantiers.

Au début du XXe siècle, en raison de l’essor de la presse américaine, l’industrie forestière est en pleine expansion au Québec. À l’époque, la province exporte près de 80% de sa production de pâtes et papiers vers les États-Unis. Toutefois, dès le milieu des années 1920, le prix du bois amorce une dégringolade. Le Krash de la bourse de New York en octobre 1929 ne fait qu’aggraver la situation : les ventes des journaux s’écroulent, la construction est au point mort, les créanciers s’impatientent et les investisseurs sont frileux. En conséquence, en 1933, le prix du papier journal atteint 40 $ la tonne, le prix le plus bas depuis 1900. Plusieurs entreprises forestières sont acculées à la faillite. En 1932, sept compagnies, qui représentent 58 % de la production de pâtes et papiers du Québec, cessent leurs opérations.

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La Canadian International Paper Company (C.I.P.) est une compagnie datant du début du siècle profitant du développement de la presse aux États-Unis et des vastes étendues de forêts québécoises pour se développer massivement. Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Fonds Comité du 50e anniversaire de Rouyn. P34,S3,D7

Au cours des années 1920, afin de diminuer leur perte, les entreprises papetières sous-traitent davantage leurs opérations de coupes à des entrepreneurs, les jobbers. Comme ceux-ci doivent assumer les frais du camp, la tendance est à la réduction des dépenses afin de conserver une certaine rentabilité. Ainsi, ce sont les bûcherons qui subissent les impacts les plus terribles. En plus d’accomplir un travail difficile et dangereux, ils doivent souvent vivre dans des conditions déplorables. L’hygiène et la qualité de la nourriture sont fréquemment sacrifiées pour diminuer les coûts de production. Le rapport de Maxime et Louis Morin, analysant la grève de l’automne 1933, affirme que « les bûcherons sont couchés, généralement, mais il y a exception, sur des lits faits en bois rond, recouvert de feuillage, et ils sont cordés les uns à côté des autres, ne pouvant même pas s’asseoir, le plafond du camp étant trop bas ». En 1933, le salaire des bûcherons, en diminution constante depuis le milieu des années 1920, dépasse rarement 15$ par mois. De plus, plusieurs frais de pension sont déduits de ce salaire. Ils doivent débourser les coûts du transport pour atteindre le camp et sont obligés d’acheter, à fort prix, leur équipement de travail au jobber.

Les organisateurs syndicaux

Bien qu’il soit manifeste que la diminution des salaires et la détérioration des conditions de travail et de vie participent à galvaniser les bûcherons, cette grève n’aurait sans doute pas été déclenchée sans la présence d’organisateurs syndicaux. Depuis le début des années 1930, une organisation syndicale affiliée au Parti communiste du Canada, la Ligue d’unité ouvrière (L.U.O.), tente de s’implanter dans le Nord-Ouest québécois. Installée à Timmins, cette association fait campagne des deux côtés de la frontière pour favoriser l’organisation syndicale des bûcherons. Des organisateurs, comme Harry Racketti, Jerry Donohue et Jeanne Corbin sillonnent les chantiers, convainquant des bûcherons de la nécessité d’une grève et promettant de la soutenir financièrement.

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Née en 1906, en France, et élevée en Alberta, Jeanne Corbin participe à l’organisation de la grève des bûcherons. Elle prononce même un discours enflammé dans le Temple du travail finlandais. Voir article « Les militantismes ». Jeanne «L’héroïne du parti» Corbin est militante d’obédience communiste. Elle sera enfermée pendant trois mois pour son rôle décisif pendant la grève des bûcherons. Les conditions d’incarcération dans la prison de Ville-Marie auront une grave incidence ultérieure sur sa santé. Crédit : Andrée Lévesque, Scène de ma vie en rouge, L’époque de Jeanne Corbin 1906-1944, Montréal, Remue-ménage, 1999, p.49

Déroulement de la grève

À l’automne 1933, insatisfaits de leurs rudes conditions de travail et soutenus par les syndicalistes venus de l’Ontario, les 2700 bûcherons de la Division Kipawa de la C.I.P. sont en colère. Ils accueillent donc très favorablement l’arrivée des organisateurs qui leur font signer une pétition. Ils y demandent notamment une augmentation de salaire, une réduction de la pension et l’amélioration des conditions de vie dans les chantiers.

Le 26 novembre 1933, la tension est palpable au camp de Raoul Turpin, situé dans le district de Clérion (45 km au sud-est de Rouyn-Noranda). Les bûcherons refusent de travailler sans l’amélioration de leurs conditions. Dès le lendemain, le commandant de la police provinciale dans le Nord-Ouest québécois, le sergent d’état-major Kenneth H. Turnbull, visite le district de Clérion afin de démanteler les piquets de grève. Toutefois, il ne réussit pas à calmer l’ardeur des bûcherons.

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À droite, Kennet H. Turnbull, «un colosse de 6 pieds». Membre du conseil municipal, chef de la police provinciale à Rouyn dans les années 1930, il est chargé de réprimer la grève des bûcherons, puis celle des Fros l’année suivante. Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Fonds Joseph Hermann Bolduc. P124,P464-5-20

Quelques jours plus tard, entre 300 et 400 travailleurs forestiers quittent les camps du district de Clérion pour se rendre à Noranda, au siège social de la Division Kipawa de la C.I.P. Le samedi 2 décembre, le gérant du district de la C.I.P., T.E. Draper déclare devant les grévistes réunis qu’il « ne se laissera pas mener par des communistes » et l’entreprise reste intransigeante devant les demandes des bûcherons. Devant l’inflexibilité de la C.I.P., les grévistes font blocus; une ligne de piquetage est installée sur le chemin Clérion, au sud-est de Rouyn pour empêcher d’éventuels briseurs de grève d’accéder aux camps.

Le 9 décembre, après avoir arrêté pour sédition Harry Racketti, l’un des organisateurs syndicaux, les policiers tentent sans succès de briser la ligne de piquetage. Toutefois, deux jours plus tard, le matin du 11 décembre, par un froid intense, environ deux cents grévistes sont rassemblés au blocus. Armés de matraque et de gaz lacrymogènes, une douzaine de policiers dirigés par le sergent Turnbull s’y rendent afin de briser la ligne de piquetage. Selon le rapport Morin, « trente-deux minutes après la lecture de l’acte [d’émeute], la police, avec une crânerie qui restera historique, a donné dans le tas ». Le choc est brutal, les manifestants sont rapidement contrôlés et soixante et onze d’entre eux sont arrêtés. Ils seront condamnés à des peines allant de quatre à douze mois de prison. Ultérieurement, plusieurs organisateurs syndicaux « qui s’étaient esquivé lors de l’affrontement » sont retrouvés à Rouyn-Noranda et accusés d’incitation à l’assemblée illégale et à l’émeute.

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Camps de bûcherons à Rapide-Danseur. Pendant de nombreuses années, les habitants des régions agroforestières vivent de l’agriculture l’été et du bois l’hiver. Les hommes partent pendant la saison froide, laissant femmes et enfants entretenir leur ferme. Crédit : BAnQ Rouyn-Noranda, Collection Serge Saucier, P98,P14

Selon le rapport de Maxime et Louis Morin, « il ne fait aucun doute qu’un mouvement communiste […] a été la cause directe de la grève de Rouyn » et les organisateurs y sont qualifiés de « communistes vulgaires et de la pire espèce ». Bien qu’on attribue une certaine responsabilité aux entrepreneurs sous-traitants, le rapport déclare que la C.I.P. « n’est responsable ni directement ni indirectement » de la grève.

Bien que cette grève apparaisse comme un échec dans l’immédiat, elle eut des résultats bénéfiques à long terme pour les bûcherons. Davantage conscient des conditions difficiles des bûcherons, mais surtout craintif de l’avancée des « agitateurs communistes », le gouvernement Taschereau mettra en place une loi destinée à améliorer leur situation. Jugée de « simulacre » par l’opposition, cette loi pavera néanmoins la voie à de meilleures conditions pour les ouvriers forestiers.

* Article originellement paru dans l’édition du printemps 2017 du Couvert boréal, la revue de l’Association forestière de l’Abitibi-Témiscamingue.

 

Bibliographie

Andrée Lévesque. Scènes de la vie en rouge. L’époque de Jeanne Corbin 1906-1944. Les éditions du remue-ménage. Montréal, 1999. 308 pages.

Jean-Michel Catta. La grève des bûcherons de Rouyn, 1933. Collège de 1’Abitibi-Témiscamingue. Cahiers du Département d’histoire et de géographie. Rouyn, 1985.

Province de Québec. Document parlementaire, tome V, vol. 67, 1934, document 70, « Rapport de MM. Maxime et Louis Morin concernant la grève des bûcherons à Rouyn en décembre 1933 », Québec, 1934.

Robert Comeau et al. (dir.). Le droit de se taire. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille. Montréal, VLB, 1989.